01 juin 2008

Vermeil


Saincaize, une minute d’arrêt ! J’ai pris mes aises dans le train Corail Intercités qui enfile un long couloir vert entre Tours et Lyon. Une cure de vraie France. Des petites gares de petites villes et de coquets villages à la Trénet. Le pays se déploie au rythme convenu d’un balayage oculaire sans fatigue, les grosses secousses du nystagmus jouant dans le bon tempo leur rôle physiologique. Peinard. Tout glisse, tout calme dedans dehors. Quand je m’assoupis, la prévenance du conducteur met en sourdine le « si-tu-tombes-tu-te-tues » d’un vrai train. Nous nous assoupissons pour dire vrai. Mes compagnons de voyage ont rangé dans leur sac plastique les quignons des sandwiches qui auraient eu raison de leur dentiers, les papiers d’aluminium froissés se mêlent négligemment à la peau des bananes qui se collent affectueusement à la cellophane qui gentiment a prêté la sienne à l’emmenthal français avec la tendresse des mamies qui hier soir après la soupe et la biscotte Heudebert ont préparé cet en-cas pour un beau voyage dans un train sans braillards de vendeur de tartines toutes prêtes faussement paysannes et pas plus gourmandes avant de le glisser dans le sac de toile orange et vert plastifié c’est moins salissant qui gît à leurs pieds gonflés par les ans.
« Tu veux un peu d’eau ? » Il répond gentiment par un petit souffle négatif du bout des lèvres, occupé à se laisser étourdir par le défilé symphonique des verts, en plaines ou en collines, ou encore en fossés. Quand un village apparaît au détour d’une courbe qui fait malencontreusement rouler la bouteille de Vittel, il tend le cou ou plutôt il le tord et reste ainsi fixé comme par un souvenir vague. « C’est holi ihi ! » bon il a oublié son dentier, « où est hon ? » - « Saint-Germain-des-Fossés ! » « Hein ? » , elle ajuste avec délicatesse de sa vieille main burinée l’appareil de droite qui est à sa portée, celui de gauche est trop loin il faudrait lever le bras trop haut et se tourner démesurément, il ne faut pas prendre de risque en voyage.
C’est chic d’être dans la première voiture, avec vue sur la fière locomotive à l’arrière de laquelle la SNCF pour faire jeune a décalqué un faux graffiti « en voyage… ». C’est d’ailleurs la seule voiture de première, et nous y sommes tous, bravement, avec nos cartes de réduction. Enfin tous… je peux compter six voyageurs. A part le couple qui vient de terminer son pique-nique et qui n’a échangé que ces trois mots, il y a deux autres vieilles femmes très propres sur elles dont une douairière montée à Vierzon, et un fier-à-bras sans âge mais avec un polo côtelé jaune moutarde souligné d’une rayure vert maïs qui a fermement enjoint à sa tante qui l’accompagnait à la gare de Bourges de leur téléphoner pour bien leur dire qu’il arriverait pour l’apéro. Quelle aventure ! Le visage ensoleillé de la douairière se reflète dans la vitre, sa tête dodeline au gré des secousses, elle somnole, pas de relief de repas chez elle, on n’est pas du genre à laisser trainer des miettes en public. Un peu honteuse de s’être laissée gagner par le sommeil elle redresse brusquement une tête trop haute qui ne regarde rien droit devant et qui attend. De temps à autre elle jette furtivement un œil à sa grande valise marron achetée en soldes à la maroquinerie Gérard : debout derrière, cette valise sans âme est affublée d’un sac de plage chatoyant de fleurs orange sur fond rose. Elle ne peut aller qu’au mariage de sa nièce dans cet accoutrement. Sous une longue veste bleu sage s’évase une large jupe imprimée de motif torchon qui se laisserait presque aller à froufrouter s’il y avait un souffle de vent. Et les chaussures, vaguement blanches devant, elles ont dû autrefois être dorées derrière, boudinent de gros pieds violacés visiblement mal à l’aise… Polo Jaune est immobile, lit-il un almanach, ou le catalogue de la Manufacture d’armes et de cycles de Saint-Etienne ? Seuls dépassent ses petits cheveux poivre et sel dressés en une petite brosse hirsute. Il pense à l’apéro, on est samedi midi, c’est le premier du week-end. La petite dame derrière moi à droite a mangé sans faire de bruit, j’ai tout juste humé une odeur de banane de ce côté-là aussi. C’est très commode pour le train, la banane, çà ne gicle pas. Holi-ihi prend des initiatives, il vient de faire passer sa casquette en popeline du genou gauche sur le genou droit, et la lisse deux ou trois fois du revers de la main pour qu’elle ne fasse pas de faux pli, sous le regard complice, cerclé de vieil or, de sa douce femme.
Passé Roanne, nous ralentissons pour suivre les méandres des vallées du Forez, et je me dis « quel bonheur ! », nous vivons, mieux encore nous survivons ensemble tous les six dans cette belle voiture Corail de première classe relookée comme un TGV mais qui nous transporte en nous berçant à l’allure (je veux le croire) où le Paris-Cabourg menait Marcel Proust vers le Grand Hôtel de Balbec.
Saincaize existe.
« Petit village de NIEVRE dans la région BOURGOGNE, SAINCAIZE MEAUCE fait parti du canton d'IMPHY. Situé à 182 mètres d'altitude et voisin des communes de CUFFY et de GIMOUILLE, 460 habitants résident dans la commune de SAINCAIZE MEAUCE sur une superficie de 2 148 hectares (soit 21,4 hab/km²). Les habitants de SAINCAIZE MEAUCE s'appellent les Saincaizois et les Saincaizoises. »
Pour les Saincaizois, Saincaize c’est le centre du monde. Certains, qui y sont nés, y sont encore aujourd’hui. Mais la moitié de ceux qui y habitaient en 1968 n’y sont plus. Que s’est-il donc passé à Saincaize ? Pourquoi ce drame nous a-t-il été caché ? Je crains que cette gare démesurée, plus belle que la gare de Perpignan, ne soit à l’origine de la tragédie de Saincaize.
Demandons : la commune est née en 1834 de la fusion de Saincaize et Meauce. Saincaize accueille depuis le XIXe siècle la gare de triage et la cité de cheminots du Paris-Lyon-Méditerranée. Meauce demeure la partie plus rurale de la commune. C’est à la gare de triage qu’il faut chercher, c’est sûr. De Saincaize on peut poursuivre jusqu’à Lyon, mais on peut aussi changer pour Clermont-Ferrand. Imaginez qu’ils aient fait le mauvais choix. Installer ici une cité du PLM en pariant sur l’avenir de Clermont-Ferrand !
Ceux qui sont encore là ce matin ont entendu crisser notre locomotive à l’approche de la gare. Personne n’est descendu du train. Je n’ai vu personne monter, ou peut-être en seconde, mais je répugne à tourner la tête pour regarder derrière, à cause de l’arthrose. Monsieur Je-sais-tout (qui voyageait en seconde) est venu faire un cours sur l’arthrose et ses conséquences à l’un de ses congénères et à sa femme (installés en première), qui se rendent à Clermont-Ferrand à la rencontre annuelle de l’Association des Généalogistes. « Les nerfs, c’est des câbles » lui a dit son neurologue, et comme c’est la sensibilité qui engaine le reste, dès que çà coince, aïe ! Donc, j’évite de coincer.
Je goûte le moment de paix de cet arrêt, elle est longue et pleine cette minute. Vivre lentement, c’est possible. Quelle subtile harmonie entre les habitants éphémères de ma somptueuse voiture Corail intercitée, la gare de Saincaize et ses 460 habitants que l’on imagine filer des jours heureux à l’abri de cette gare monumentale ! Dans cette voiture aux camaïeux de carmin, pas de portable tectonique, pas d’écrans dévorés par des zombis cravatés, appareillés jusqu’aux oreilles, d’où émanent périodiquement les jingles de Windows, pas de pétasses Gérard Darel exhalant une quelconque Eau de Shalimar alignant sur Excel d’un air renfrogné les chiffres de vente de leurs boutiques de fringues, ou d’autres en tailleur pantalon à reflet soyeux H & M calculant statistiques et rendements de leurs batteries de représentants de commerce, poulets souriants mécaniques et identiques. Non, rien de tout cela. Telle la madeleine écrasée dans la cuillère à thé de Marcel P., l’ambiance olfactive ici me rappelle ma grand-mère : une bonne crème Nivéa ne se démode pas. Du côté du vieil homme à casquette, c’est plutôt l’effluve de l’Eau de Cologne du Mont-Saint-Michel qui me fait resurgir l’image de mon Maître Jean Bancaud, natif de la Creuse. Le Centre de la France est celui de sa gravité. Le vert sombre tempère les enthousiasmes. Entre douceur angevine et vignobles bourguignons, s’élève le bœuf charolais. Il y fait bon vivre sans s’étourdir. Point n’est besoin du soleil vulgaire ou des humeurs atlantiques pour forcer les caractères aux sourires engraissés ou aux regards tourmentés. Ici on ne se gaspille pas en expressions. Les visages n’affectent que le strict nécessaire. Ne pas faire deux choses à la fois, à chaque jour suffit sa peine, il y aura assez à pleurer sur ce monde mondialisé qui ne semble pas avoir tout à fait déversé ses ordures électromagnétiques sur ces douces pentes où nichent de douillettes masures. L’argent durement gagné y sédimente dans les bas de laine des bureaux de poste où les guichets de la Caisse d’Epargne l’empilent dans ses froides cassettes. Sous le masque d’inquiétude sculpté par les années, les yeux se plissent d’un sourire entendu. Ce que je perçois d’exotique chez mes compagnons de route, n’est-ce pas ce qui signale pour quelque temps encore la persistance d’une vraie vie ? Avant que les désordres de la Croissance et de la chasse au Progrès ne la déstructurent irrémédiablement ? Quand le train s’ébranle, que le temps m’est donné de voir les quais de Saincaize glisser calmement pour laisser place aux herbes folles qui font la beauté des sorties de gare puis à la riche campagne qui nous engloutit à nouveau, je souris sans raison, et je vois dans le reflet des vitres que je ne suis pas le seul à m’être laissé envahir par cette sérénité.
Puis viendra le noir d’un long tunnel.
A l’autre bout, s’ouvre une immense, trop immense perspective sur une Saône délavée puis un Rhône marron glacé, bordés d’immeubles blanchâtres sous un ciel immobile et gris. Lyon Part-Dieu, tout le monde descend. A grands renforts d’amabilités, je retiens sur le marchepied ma douairière que sa grosse valise marron menaçait de précipiter sur le quai stupide d’une gare sans histoire et sans couleur. Est-ce une larme d’effort ou de nostalgie que je me surprends à essuyer en courant pour changer de quai ?
Le TGV pour Marseille vient de Rennes. Pas de marchepied, pas d’effort. Une seule passagère déguisée en hôtesse de l’air, bagage LVH, senteur Guerlain, partage mon espace duplex en haut une place, isolée. Je branche mon portable. Un long tuuuuuut, un petit clac étouffé. Tout est clos. Salut !

Rupture

Tout s'est arrêté le 6 Mai en effet.
Je n'ai pas réussi à écrire une seule ligne depuis.
La vulgarité a envahi les Palais de la République, la Culture les a fuis. Peut-être est-ce préférable pour la créativité.
Quand je relis le billet de François Weyergans, je me délecte.
Mais Ségolène n'a pas pris son envol.

Il importe plus que jamais de résister.